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Le bitcoin, la célèbre cryptomonnaie, est devenu mardi, pour la première fois, la monnaie officielle d’un pays : le Salavador. Après l’enthousiasme initial, ce grand saut dans l’inconnu a été vivement critiqué… et a même suscité des manifestations.

Le Salvador a franchi le pas. Il est devenu, mardi 7 septembre, le premier pays au monde à reconnaître le bitcoin comme une monnaie officielle. Les commerçants ne pourront plus refuser d’être payés en bitcoin, et les Salvadoriens pourront payer leurs impôts et autres taxes avec cette devise dématérialisée.

Cette décision inédite, prise par le jeune président salvadorien Nayib Bukele en juin dernier, avait d’abord suscité une vague d’enthousiasme dans la communauté des cryptomonnaies et une curiosité bienveillante de certaines banques.

Tout est allé (trop ?) vite

Mais à l’approche du jour J, les critiques sont devenues de plus en plus virulentes contre cette expérimentation grandeur nature. À tel point que des manifestations avaient rassemblé, vendredi 30 août, plusieurs centaines de personnes à San Salvador, la capitale du pays, pour protester contre la loi entérinant l’adoption du bitcoin. Un défilé d’une ampleur certes modeste, mais qui n’en demeure pas moins le premier de l’histoire contre une cryptomonnaie.

« Le basculement de l’euphorie au scepticisme a été très brutal », reconnaît Ricardo Castañeda, un économiste salvadorien interrogé par le quotidien britannique The Guardian. Et les efforts déployés par le gouvernement pour rassurer la population n’y font rien. Les tweets que Nayib Bukele envoie quotidiennement pour vanter les mérites de sa réforme ne suffisent plus. La création d’un fonds spécial doté de 150 millions de dollars, mardi 31 août, pour faciliter les échanges entre le bitcoin et le dollars n’ont pas non plus suscité l’enthousiasme local, rapportent les médias nationaux.

Il faut dire que tout s’est passé très (trop?) vite. Nayib Bukele a dévoilé ses plans pour le bitcoin en pleine nuit du 6 juin 2021, lors d’une conférence sur les cryptomonnaies à Miami.

De quoi prendre tout le pays de court. Cinq jours plus tard, il avait réussi à convaincre le législateur d’adopter une loi officialisant le grand crypto-bond en avant. « C’était clairement une manière pour ce jeune président de soigner son image de politicien dynamique qui n’a pas peur des nouvelles technologies », estime Grégory Vanel, économiste à l’école de management de Grenoble et spécialiste des systèmes monétaires, contacté par France 24.

Nayib Bukele a d’abord pu bénéficier du soutien de la Bank of America, qui a publié une note, mi-juin, jugeant la mesure audacieuse et potentiellement bénéfique pour le pays. Il est vrai que le Salvador pourrait apparaître comme le candidat idéal pour une telle révolution monétaire. « Le Salvador a adopté le dollar américain comme seule monnaie officielle en 2001, ce qui signifie que les Salvadoriens ont une certaine habitude de passer à une nouvelle monnaie », rappelle Nathalie Janson, économiste et spécialiste des cryptomonnaies à l’école de management Neoma Business School, contactée par France 24.

L’économie salvadorienne est, en outre, très dépendante des transferts d’argent venus de la diaspora à l’étranger, et les mouvements de fonds en bitcoins sont réputés être beaucoup moins onéreux que dans n’importe quelle devise traditionnelle.

Crypto-paradis ou expérience vouée à l’échec ?

Nayib Bukele a aussi souligné les bienfaits potentiels d’une cryptomonnaie pour les exclus du système bancaire traditionnel. « C’est vrai qu’on a dans la région environ 70 % des individus qui sont exclus des moyens de paiement et de l’accès au crédit. Si vous arrivez à mettre un smartphone entre leurs mains, à installer suffisamment de bornes de retrait, et à garantir un bon accès internet, le bitcoin peut faire une différence », reconnaît Grégory Vanel.

Enfin, le timing de l’adoption du bitcoin semble aussi opportun. Actuellement, la Chine a déclaré la guerre à cette cryptomonnaie, et « il y a un intérêt à devenir une sorte de crypto-paradis pour attirer des activités économiques liées au bitcoin qui ne sont plus les bienvenues en Chine », souligne l’économiste de l’école de management de Grenoble.

Autant d’avantages qui demeurent théoriques. Mais, en pratique, « le Salvador n’a aucun intérêt à adopter le bitcoin comme monnaie officielle », soutient Grégory Vanel. Il n’est pas le seul à le penser : le Fonds monétaire international (FMI) a publié un billet de blog, le 26 juillet, pour avertir le pays contre les risques d’élever une cryptomonnaie, souvent pointée du doigt pour son utilisation par les criminels, au même rang que le dollar. L’agence de notation Moody’s a, de son côté, baissé la note du Salvador en citant la loi sur le bitcoin comme un exemple de « mauvaise gouvernance ».

En fait, le principal avantage cité par les partisans du bitcoin – la faiblesse des frais sur les transferts de fonds – ne s’adapterait pas au cas du Salvador. Des chercheurs de l’université Johns Hopkins aux États-Unis ont démontré, fin juillet, que le coût d’envoyer des dollars de l’étranger vers le Salvador était, en réalité, moins élevé que les commissions qu’il faut payer lorsqu’on veut échanger des bitcoins contre des dollars à un distributeur.

Les autres bénéfices de l’introduction du bitcoin se heurteraient aussi aux dures réalités du terrain. « Pour que tout se passe bien, il faudrait d’importants changements administratifs et des investissements dans les infrastructures », reconnaît Nathalie Janson. En effet, l’accès à l’Internet est bien moindre dans les zones rurales que dans les régions côtières et touristiques. En d’autres termes, « l’utilisation du bitcoin avec son smartphone risque d’être un privilège pour des individus déjà favorisés alors que les plus démunis, qui pourraient le plus en bénéficier parce qu’ils sont souvent exclus du système bancaire, n’y auront pas accès », souligne Grégory Vanel.

Et c’est encore sans compter avec la notoire volatilité du bitcoin. C’est la principale raison de la colère des manifestants qui craignent pour leur pouvoir d’achat. « Ils ont peur que le gouvernement décide, par exemple, de payer les retraites en bitcoins à l’avenir, ce qui introduirait une énorme incertitude sur la valeur de ce qui leur serait versé », résume Nathalie Janson.

Autant d’éléments qui font dire à Grégory Vanel que l’utilisation du bitcoin comme monnaie officielle au Salvador est « vouée à l’échec ». Mais pour Nathalie Janson, il ne faut pas vendre la peau du bitcoin avant de l’avoir tué. Elle estime que c’est un « pari sur le long terme » de Nayib Burkele. « Pour l’instant, c’est trop volatile et peut-être que les gens vont l’ignorer et continueront à utiliser seulement le dollar, mais si le cours se stabilise, c’est une autre histoire », assure-t-elle.

Les avantages du bitcoin seront alors très alléchants à ses yeux. C’est une devise qui, parce qu’il n’y a qu’une quantité limitée de bitcoins en circulation, ne connaît pas l’inflation : de quoi faire rêver les gouvernants des pays d’Amérique du Sud qui ont été, historiquement, toujours confrontés à des problèmes d’inflation. En outre, ce serait un moyen « de démontrer qu’il existe une alternative au dollar pour stabiliser un système monétaire », ajoute l’économiste française. Et dans une région du monde où le sentiment anti-américain demeure fort, c’est un argument politique porteur.

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