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L’inflation et la hausse historique des taux d’intérêt au cours des 18 derniers mois remettent de l’avant une immémoriale friction entre les «riches» et les «pauvres» au sein de notre économie.

Sans surprise, les plus fortunés se tirent bien d’affaire face à la hausse des prix des biens de consommation et évitent les conséquences des taux d’intérêt élevés alors que la classe moyenne et les personnes dans une situation financière précaire voient leur pouvoir d’achat diminuer, leurs épargnes s’évaporer, l’accès au logement se corser et leur endettement s’accroître.

En surmontant une animosité parfois primaire qu’une telle situation peut susciter envers les mieux nanties, comment explique-t-on, du moins partiellement, que les pauvres ou la classe moyenne «payent toujours le prix» disproportionnellement des fluctuations économiques, fiscales et financières?

Se pourrait-il qu’une conceptualisation fondamentalement différente joue un rôle dans cette distinction entre les «riches» et les «pauvres»?

Je précise que j’utilise les termes «riches» et «pauvres» sans connotation négative ou méprisante, mais bien parce qu’au quotidien, ces termes sont ceux majoritairement utilisés et, par conséquent, tout le monde en comprend la signification et les nuances qui en font partie sans nécessairement y attacher un jugement moral.

Un actif pour l’un et un outil de consommation pour l’autre
Au-delà d’une analyse de la lutte des classes entre les classes ouvrières et la classe bourgeoise, l’une n’ayant que son labeur à offrir et l’autre détenant les moyens de production, un constat émerge au sein de notre économie contemporaine financiarisée en ce qui a trait à la conceptualisation même de la nature profonde de «l’argent».

Cette différence conceptuelle se résume ainsi: pour les plus fortunés, l’argent est un actif qui doit être placé alors que pour les moins fortunés, l’argent est un moyen de consommation.

Pour l’immense majorité de ceux qui gagnent leur sel, le revenu découlant de leur labeur manuel ou intellectuel est la source de leur subsistance, ce qui leur permet de faire l’épicerie, de payer le loyer ou l’hypothèque et de s’offrir quelques moments de plaisirs, des sorties, des divertissements et préparer leur retraite.

En d’autres mots, l’argent représente un moyen de s’offrir un certain train de vie.

À l’inverse, pour les riches, l’argent n’est pas qu’une source de subsistance, mais un actif qui déprécie la plupart du temps grâce à l’inflation et qui doit donc être placé dans différentes classes d’actifs et de moyens de production pour préserver sa valeur, son pouvoir d’achat et, par conséquent, le faire fructifier.

Pour ce faire, les mieux nanties ont accès aux firmes de gestion de patrimoine (patrimoine que les pauvres ou la classe moyenne n’ont pas, habituellement), profitant de l’expertise de ces derniers pour s’assurer de faire croître ces investissements à long terme alors que leurs occupations quotidiennes peuvent se concentrer sur les activités professionnelles et commerciales.

Alors que le consommateur perçoit sa richesse comme découlant de ses possessions de biens qui bien souvent déprécient, comme une voiture notamment, la classe économique dominante utilise ses capitaux pour acquérir des actifs pour lesquels la valeur devrait augmenter à terme, tout en acquérant des moyens de production économique.

Le capital comme levier
Les plus fortunés peuvent donc faire croître leur patrimoine de plusieurs façons simultanément. La première, potentiellement passive s’ils ne gèrent pas eux-mêmes leurs placements, s’effectue par l’investissement de leurs capitaux sur les marchés financiers ou par l’acquisition d’entreprises. La deuxième a lieu par l’entremise de leurs activités commerciales et marchandes qui découlent des actifs entrepreneuriaux qu’ils gèrent activement.

L’accumulation des richesses se fait donc par effet de levier pour la classe fortunée, maximisant l’expertise et les moyens de production d’autrui, alors que pour l’ouvrier ou le col blanc, la croissance de ses avoirs est linéaire, incrémentielle, un «chèque de paye» à la fois.

La dette: un levier pour certains, un fardeau pour d’autres
La relation avec la dette, cet aspect fondamental de notre système économique quand on comprend que toute création d’argent émane de celle-ci, explique elle aussi l’écart entre les classes sociales.

Pour les travailleurs, les dettes — d’études, de cartes de crédit, d’hypothèques, notamment — sont largement perçues comme un fardeau, celui de devoir rembourser ses créditeurs tout en grugeant le budget mensuel.

Pour les plus riches, la dette est un outil pour déployer et acquérir des moyens de production comme la construction d’usines, de biens immobiliers, de commerces quelconques, qui généreront, avec un peu de chance, un revenu supérieur aux coûts des intérêts et des capitaux empruntés.

De plus, la classe favorisée peut être emprunteur dans le cadre mentionné et prêteur simultanément. Après tout, le plus important marché financier planétaire est celui des obligations, où les gouvernements et les entreprises offrent aux investisseurs de leur prêter de l’argent en échange de versements de frais d’intérêt.

Ce n’est pas que toute dette est mauvaise pour l’ouvrier ou le col blanc. Un prêt étudiant qui offrira une qualification promettant un revenu substantiellement plus élevé à terme et au long d’une carrière de 40 ans en vaut largement le coût initial pour le salarié et pour la collectivité même par les impôts collectés sur cette période, par exemple.

Mais fondamentalement, la prise en charge de dettes affecte psychologiquement ces deux classes sociales d’une façon radicalement opposée.

Pour les plus fortunés, la dette est un moyen de réduire les risques liés à l’investissement tout en offrant le potentiel de s’enrichir davantage et d’étendre leur capacité de production.

Pour les seconds, la dette est une avance (à frais) sur leurs revenus futurs encore hypothétiques dus à leurs moyens financiers limités au moment présent, tout en constituant un poids psychologique à porter au quotidien.

Un appel à la lucidité
Certains interpréteront ce texte comme une dénonciation primaire de la classe du capital, celle des «riches» ou bien une critique simpliste du système politico-économique actuel et ils se tromperont.

Ceci est plutôt un plaidoyer pour une certaine lucidité collective en matière de finances personnelles et même publiques. Celle-ci ne peut se réaliser qu’en permettant une conception plus saine et surtout réaliste des rouages de «l’argent», ce qui serait bénéfique aux classes ouvrières et moyennes avant tout.

Nous traversons une ère économique trouble à plusieurs égards, notamment en ce qui concerne l’argent et la valeur fluctuante de celle-ci. Le discours ambiant n’est pas toujours en phase avec la volatilité élevée que les prochaines années et décennies risquent de nous réserver.

Notre univers économique évolue à la vitesse de la lumière, d’une économie de production industrielle nationale au 19e et 20e siècle à une économie du savoir mondialisée et numérique au 21e. D’ailleurs, notre siècle ne fait que commencer.

À cette évolution rapide et incertaine, on peut ajouter la montée des tensions géopolitiques, l’application de théories de politiques monétaires sans précédent par les banques centrales du monde entier et l’énorme pression fiscale qu’applique une population mondiale rapidement vieillissante.

Dans un tel contexte, il semble irresponsable de croire que les 50 prochaines années ressembleront aux 50 dernières. Les conseils et les concepts vis-à-vis l’argent et le bien-être économique ne peuvent donc pas être les mêmes.

Ne pas mettre les cartes sur la table à ce moment précis serait un moyen de désavantager davantage conceptuellement les travailleurs et les contribuables actuels ainsi que la génération à venir dans un monde qui se complexifie financièrement, alors que les mieux nanties s’en sortiront par eux-mêmes…

Source: lesaffaires.com

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