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Des scènes de violence entre des manifestants et les forces de l’ordre secouent depuis le 17 octobre au soir le Liban, où une explosion de colère contre une augmentation des taxes s’est transformée en grave crise politique.

Au deuxième jour de colère populaire contre la classe politique accusée de corruption, le Liban était un pays figé. Du nord au sud, d’est en ouest, des milliers de manifestants ont paralysé la circulation en coupant les artères principales à l’aide de bennes à ordures et de pneus brûlés. Écoles, banques, commerces et administrations publiques étaient fermés, les rues étaient désertes, alors que d’épais nuages de fumées noires, dégagés par les feux provoqués par les manifestants, couvraient le ciel de Beyrouth et des grandes villes.

L’explosion de colère a été déclenchée jeudi 17 octobre au soir par une décision du Conseil des ministres d’imposer une taxe de six dollars par mois aux conversations par WhatsApp et d’autres messageries électroniques. Spontanément, des femmes et des hommes, de tous âges, ont commencé à affluer vers le centre-ville de Beyrouth, où se trouve le Grand Sérail qui abrite les bureaux du Premier ministre Saad Hariri. La foule, sans meneurs visibles, grossissait à vue d’œil et les manifestants, accusant la classe politique de corruption, ont réclamé le départ du gouvernement et la « chute du régime ». L’annulation de cette taxe n’a pas ramené le calme.

Tous les indicateurs économiques dans le rouge

La taxation de WhatsApp est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Mais la grande colère exprimée par les manifestants a été provoquée par un cumul dû à la dégradation drastique et progressive des conditions de vie en raison de la crise économique. Tous les indicateurs sont dans le rouge : récession, chômage, dette publique abyssale (85 milliards de dollars, soit 150% du PIB), déficit budgétaire chronique, déficit de la balance des paiements, etc. À tous ces malheurs est venue s’ajouter, ces quatre dernières semaines, une pénurie de dollars dans un pays dont l’économie est adossée au billet vert. Du coup, la livre libanaise a perdu entre 8% et 10% de sa valeur au marché noir, affaiblissant davantage le pouvoir d’achat des Libanais.

Pour stopper cette spirale infernale, le gouvernement s’est lancé dans une politique de réduction des dépenses publiques et d’augmentation des recettes de l’État. Concrètement, cela s’est traduit par une baisse des aides sociales et une augmentation des taxes et des impôts. Ces mesures impopulaires devaient être couplées à des réformes structurelles exigées par la communauté internationale pour donner le coup d’envoi aux projets de la Conférence Cedre qui s’est tenue à Paris en avril 2018 et au cours de laquelle le Liban avait obtenu des promesses d’aides de 11 milliards de dollars pour réhabiliter les infrastructures et relancer l’investissement. Mais les réformes sérieuses, qui nécessitent une quasi-unanimité au sein du gouvernement d’union nationale, se heurtaient aux divergences d’intérêts entre les différentes composantes du pouvoir exécutif. Elles ne sont jamais venues.

C’est donc dans ce contexte socio-économique difficile que les manifestations ont éclaté. Si, les premières heures, la contestation s’est déroulée sans incident, des violences ont éclaté dans la nuit du jeudi 17 au vendredi 18 octobre dans le centre-ville lorsque des manifestants ont essayé de forcer les barrages installés par les forces de l’ordre pour s’approcher du Grand Sérail, symbole du pouvoir exécutif tant détesté.

Des dizaines de blessés

Si les autorités espéraient que la colère retomberait vendredi, elles ont été déçues. La mobilisation était encore plus importante et tout le pays était paralysé. La journée a été émaillée de nombreux incidents qui ont fait des blessés, à Tripoli dans le nord, la deuxième ville du pays, où des gardes du corps d’un ancien député, Misbah al-Ahdab, ont tiré sur la foule qui prenait à partie l’ex-parlementaire. Bilan : sept protestataires blessés.

Mais les heurts les plus violents ont éclaté en soirée dans le centre-ville de Beyrouth. Des manifestants en colère, arrosés par des dizaines de bombes lacrymogènes, ont affronté les policiers, incendiant au passage des boutiques et des voitures et vandalisant des biens publics. Des dizaines de personnes ont été arrêtées ou blessées et les forces de sécurité intérieures ont annoncé que 24 de leurs membres ont été atteints de blessures diverses. Les images retransmises en direct sur toutes les télévisions ont montré des scènes d’une violence inouïe, qui ont duré une grande partie de la nuit de vendredi à samedi.

Surprises par l’ampleur du mouvement de contestation, les autorités sont apparues démunies. Certains hommes politiques ont appuyé les revendications des manifestants, plus pour régler de vieux comptes avec le président de la République Michel Aoun et son gendre et dauphin Gebran Bassil, le ministre des Affaires étrangères, que par souci de lutter contre la corruption. C’est le cas du chef druze Walid Joumblatt, qui a appelé ses partisans à participer « pacifiquement » aux manifestations « pour faire tomber le mandat », responsable, selon lui, de la détérioration de la situation. Walid Joumblatt soupçonne le chef de l’État de vouloir l’affaiblir en favorisant ses adversaires au sein de la communauté druze dans les nominations administratives et autres postes étatiques.

Le chef de l’ancienne milice chrétienne des Forces libanaises (FL) Samir Geagea s’est aussi rangé du côté des contestataires. Se plaignant d’être marginalisé par le Courant patriotique libre (CPL) présidé par Gebran Bassil, Samir Geagea a trouvé dans cette explosion de colère une occasion inespérée pour discréditer et affaiblir le CPL, le plus grand parti chrétien du pays.

L’attitude de Walid Joumblatt et Samir Geagea peut surprendre certains observateurs d’autant qu’ils sont représentés tous deux au sein du gouvernement dont ils réclament la chute.

Cependant, cette inimitié s’explique par un profond désaccord de ces deux responsables avec les options en politique étrangère du président Aoun et de Gebran Bassil, qui sont des alliés du Hezbollah et qui prônent une normalisation des relations avec la Syrie de Bachar el-Assad.

Lors d’une conférence de presse vendredi, Gebran Bassil a accusé « certaines parties » sans les nommer, de vouloir plonger le Liban dans une guerre économique et faire dévier de ses objectifs la vague de protestations « légitime ». « Je les [les manifestants] comprends et le pire est à venir si la situation ne s’améliore pas », a-t-il dit en reconnaissant la gravité de la situation socio-économique.

Hariri reste, Joumblatt part ?

Le chef de la diplomatie a mis en garde contre la « discorde » qui pourrait résulter de la crise économique et a proposé une série de réformes pour essayer de redresser l’économie, tout en prévenant que le pays ne dispose plus que d’une fenêtre de quelques jours sans quoi il « sera trop tard ».

Le principal concerné, Saad Hariri, est intervenu vendredi en début de soirée. Dans un discours retransmis en direct sur toutes les chaînes de télévision, le Premier ministre a accusé ses partenaires au gouvernement d’avoir entravé les réformes inévitables pour empêcher un effondrement économique et financier. Il a donné 72 heures aux membres de la coalition gouvernementale pour soutenir ses réformes économiques. « Nos partenaires au gouvernement doivent nous donner une réponse claire et définitive, qui soit convaincante pour moi, pour les Libanais et pour la communauté internationale pour montrer que nous avons tous opté pour des réformes, pour en finir avec le gaspillage et la corruption », a-t-il dit. « Sinon, je tiendrai un tout autre discours dans un très court délai de 72 heures », a-t-il prévenu.

Malgré la pression de la rue et de Walid Joumblatt et Samir Geagea, Saad Hariri a donc décidé de rester à la tête du gouvernement, pour au moins 72 heures. Mais son message semble avoir été compris par le leader druze. Réagissant quelques heures plus tard aux propos du Premier ministre, Walid Joumblatt a annoncé le départ prochain de ses ministres du gouvernement. S’adressant à Saad Hariri, le chef druze a déclaré : « Vous restez, moi je quitte le pouvoir. Je ne veux pas être un faux témoin, je préfère faire partie d’une opposition calme et constructive ».

Ce qui était à l’origine une explosion de colère due au mécontentement croissant face à la détérioration des conditions de vie a mué, en moins de 24 heures, en bras de fer politique et, peut-être, en crise gouvernementale. Les prochaines heures montreront si les discours des uns et des autres auront réussi à clamer la rue.

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