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L’accélération de la numérisation aura de très nombreux effets positifs. Mais il faudra porter une attention toute particulière aux exclus du numérique et à l’appétit des multinationales de la technologie

Le monde post-virus sera-t-il meilleur ou pire qu’avant? Nul ne peut sérieusement le prédire – laissons les experts se déchirer à ce sujet. Mais une chose est certaine: cette crise aura vu une incroyable accélération de la technologie. Une numérisation intensive était déjà à l’œuvre avant la pandémie. Le virus lui a fourni un puissant catalyseur et la tech avale plus rapidement encore la planète. Pour le meilleur, souvent. Mais parfois pour le pire. Voici six domaines où les bouleversements technologiques seront les plus importants ces prochains mois, avec le scénario du meilleur et du pire.

1. Un contrôle numérique
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Machine à tout faire, le smartphone s’est trouvé une nouvelle fonction: alerter son propriétaire s’il a croisé de manière rapprochée un porteur du virus. Les apps dites «de traçage de contact» se multiplient sur la planète et seront à coup sûr réactivées lors de prochaines pandémies. L’expérience acquise dans le traçage du coronavirus ainsi que le travail commun entre Apple et Google seront précieux pour tenter de juguler, via nos téléphones, l’expansion de nouvelles maladies. Nos téléphones seront d’ailleurs des aides pour vivre «normalement» en attendant un vaccin ou un médicament.


Ce sera bien sûr la porte ouverte à toutes les dérives. La tentation, pour des régimes autoritaires, d’utiliser ces apps pour surveiller leurs citoyens sera trop forte. La Chine y a cédé depuis longtemps – cette crise lui donne un nouvel élan – et va inspirer d’autres Etats. Sous le prétexte quasi imparable de lutte contre des maladies, des gouvernements risquent petit à petit d’utiliser ces apps pour contrôler des individus dont les mœurs ou les opinions politiques pourraient être jugées problématiques. Même en démocratie, le risque existe que ces applications soient très légèrement détournées de leur mission première.

2. La numérisation de la santé
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La médecine n’a cessé, ces dernières décennies, d’être bouleversée par la technologie. Mais le rapport entre patients et médecins, lui, n’a quasiment pas évolué. On l’observe depuis plusieurs semaines, la pandémie accélère le déploiement de solutions de télémédecine, ce qui rend d’autant plus urgent la dématérialisation du dossier du patient. On voit même l’émergence, notamment via la firme américaine Boston Dynamics, de robots capables de mesurer la température, le rythme cardiaque, voire le niveau d’oxygène dans le sang.


La numérisation de la médecine est presque un cas d’école concernant les risques d’une avancée massive et incontrôlée de la technologie. Il y a d’abord la menace d’une médecine à deux vitesses, laissant de côté les largués du numérique, celles et ceux qui sont peu à l’aise avec la technologie et n’auront pas accès aux mêmes prestations que ceux qui se débrouillent en ligne. Et il y a surtout la crainte d’une privatisation de plus en plus grande de la santé, au regard des ambitions de Google et d’Amazon dans ce secteur si lucratif.

3. La fin du cash
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Se placer dans une file d’attente devant un distributeur d’argent pour retirer 200 francs, transporter toujours avec soi pièces et billets, toucher ces objets extraordinairement sales… La pandémie pourrait signifier l’accélération de la disparition du cash et de toutes les contraintes qui y sont liées. Payer via son smartphone, voire avec une carte sans contact, est si simple, pratique et rapide que cela deviendra la norme. Et cela permet l’émergence de nouveaux acteurs aux services plus efficaces et moins chers, tel Revolut, qui bouleversent des acteurs financiers souvent trop gourmands en commissions.


Qui dit fin du cash dit fin de l’anonymat. Non pas que nous ayons quelque chose à cacher lors de chaque achat: mais la numérisation de cet acte impliquera un traçage possible de tous nos paiements. L’interdiction de payer en cash – que l’on a déjà vue dans des magasins en Suisse – risque de laisser de côté les personnes âgées qui ne possèdent ni carte bancaire ni smartphone. Sans parler de l’immense appétit de Google, Apple ou Samsung dans ce secteur: leurs solutions de paiement sont simples à utiliser – mais ce sont aussi de fantastiques aspirateurs à données sur nos habitudes de consommation…

4. La numérisation des entreprises
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Les entreprises n’ont pas attendu la pandémie pour numériser leurs processus, connecter leurs machines et commencer à exploiter leurs données. Mais de nombreux dirigeants ont constaté, avec surprise, que des employés à distance étaient au moins autant, voire davantage, productifs qu’au bureau. La technologie va accroître cette flexibilité des firmes et ainsi leur rapidité. Confrontées à un franc toujours très fort, les sociétés suisses devraient ainsi ressortir renforcées de cette crise.


Fin 2018, McKinsey prédisait que d’ici à 2030, entre 1 et 1,2 million d’emplois pourraient disparaître en Suisse à cause de la numérisation. Bien sûr, de nouveaux jobs seront créés, mais une adoption de plus en plus massive de la technologie aura très certainement un impact négatif sur les emplois. Devenues plus flexibles, les entreprises pourraient aussi délocaliser davantage, le travail sur plusieurs sites en parallèle, voire plusieurs fuseaux horaires, ne les effrayant plus.

5. L’éducation à distance
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En l’espace de quelques semaines, voire quelques jours, des milliers d’écoles et d’universités ont mis sur pied des cours à distance pour garder un lien avec écoliers et étudiants. Nettement sous-numérisée, l’école a subi un électrochoc dont les effets seront durables et très utiles pour les crises à venir. Des millions d’adultes ont découvert des tutoriaux en ligne sur une infinité de sujets. L’éducation a beaucoup à gagner de sa numérisation.


Mais pour parvenir à cet idéal, il faudra franchir deux écueils – mettons de côté l’impréparation de certains enseignants. D’abord, s’assurer que chaque enfant possède les compétences numériques, la connexion internet et le matériel informatique pour s’instruire à distance – et c’est un défi gigantesque. Ensuite, se méfier des services proposés par Alibaba ou Google (via son offre Classroom): ces outils en ligne peuvent être utiles, mais il doit demeurer exclu, pour l’enseignement public, de se reposer uniquement sur des acteurs privés pour assurer sa mission.

6. Le boom de l’e-commerce
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Prendre la voiture familiale samedi matin pour aller faire ses courses dans un immense centre commercial situé en banlieue? Un cauchemar qui appartiendra bientôt au passé. Dopés par une demande exponentielle, les acteurs de l’e-commerce diversifient leur offre pour rendre l’acte d’acheter plus facile et rapide. Sans nécessairement tuer le commerce de proximité. On a vu lors de cette crise comment la tech permet des initiatives inédites. Un exemple: DireQt de Qoqa, de la Vaudoise Assurances et du Groupe Mutuel, qui a permis l’achat de bons avec rabais pour le consommateur et un gain supplémentaire pour des petits commerçants.


Le revers de la médaille, c’est la mainmise des plus gros acteurs sur ces marchés. Amazon au niveau mondial, Digitec Galaxus en Suisse, les géants se font encore plus gros et malheur aux petits acteurs qui veulent émerger. Les commerces sans canal de vente en ligne sont rapidement condamnés à disparaître. Quant au consommateur, qui achète souvent via l’écran de son smartphone, il risque d’être sous influence, se contentant d’acheter passivement des produits conseillés par des algorithmes.

Des réseaux toujours plus importants
Attention, fragile. On l’a vu avec incrédulité au début de la pandémie: plusieurs services de streaming, dont Netflix et YouTube, ont temporairement dégradé la qualité des vidéos pour ne pas surcharger les réseaux, tant fixes que mobiles. Ils sont donc fragiles et la nécessité de les renforcer est vite apparue absolue. C’est bien connu: les services sont de plus en plus gourmands en bande passante et des investissements massifs sont perpétuels.

Au niveau des infrastructures, la Suisse a une chance: c’est la concurrence entre les réseaux cuivre et fibre optique d’un côté (avant tout gérés par Swisscom), et les téléréseaux (gérés par les câblo-opérateurs). Cette concurrence pourrait se renforcer ces prochaines années avec le projet conjoint de Salt et de Sunrise de créer davantage de lignes en fibre optique ultrarapide, avec un plan d’investissement de 3 milliards de francs. Si ce projet devait se concrétiser, la Suisse se maintiendrait au top au niveau mondial.

Par contre, la situation est délicate concernant les réseaux mobiles. Confrontés à une législation qu’ils estiment beaucoup trop contraignante et à des moratoires cantonaux, les opérateurs ne développent la 5G qu’au compte-goutte. Avec le risque de freiner ainsi la numérisation de la Suisse.

Au niveau des particuliers, une mise à niveau est nécessaire. Car une connexion de 20 à 50 Mbit/s n’est souvent plus suffisante pour des familles dont plusieurs membres sont connectés en même temps. Il faut se préparer à dépenser davantage pour être connecté de manière confortable.

Par Anouch Seydtaghia pour www.letemps.ch

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